Visite imprévue

Desdemona n'avait pas cours en cet après-midi de grisaille. Elle errait, comme toujours, dans les couloirs, cherchant une occupation, lorsqu'elle décida de rendre une petite visite au directeur de l'établissement, son cousin, le "grand" Barsanuphe Bartavelle. Le respect qu'on accordait à son cousin la faisait sourire, quand elle y réfléchissait. "Monsieur le directeur" par-ci, "Monsieur Bartavelle" par-là... elle avait même entendu des personnes l'appeler "Maître Bartavelle" ou encore "Excellence". Pour elle, il était simplement Barsa, son cousin et ami. Et bien que tous les honneurs qu'on lui accordait en arrivaient même à la faire rire, ils la rendaient surtout malade. Comment ces personnes pouvaient-elle feindre un respect sans limite à un homme qu'elles ne connaissaient pas ? Comment osaient-ils prétendre être assez biens pour le côtoyer, ces suiveurs, ces faibles ? Et comment même l'un d'eux avait-il pu oser le matin même dire à Desdemona d'être plus respectueuse avec son propre cousin ? Elle était la seule à respecter son cousin pour ce qu'il était, et non pas pour son statut de directeur, d'adjoint au maire ou encore pour ses talents de coloriste. Elle le respectait pour sa capacité à rester calme, pour cette manière qu'il avait de manipuler les gens et cette malice qu'il avait au fond de lui, comme par exemple quand la veille il avait taché de façon étrange sa jupe préférée. Certes, elle s'en était rendu compte avant même de se retrouver dans sa chambre et en avait sorti une seconde de son sac afin de la passer, mais simplement parce qu'elle le connaissait trop bien. Cette farce était typique de Barsa, et elle l'adorait. Elle en avait ri pendant une dizaine de minute alors qu'elle se changeait.
Barsanuphe était pour elle bien plus qu'un cousin, bien plus même qu'un ami, ou qu'un frère. Elle aurait tué pour lui. Elle avait tué pour lui. Une femme. Sa femme. Alors qu'elle n'avait pas connaissance de l'existence d'un enfant, engendré par son cousin et sa femme, elle avait vu cette cousine par alliance tuer un enfant dans une baignoire presque débordante d'eau, avec un acharnement inhumain. Plus tard, elle avait appris que Barsanuphe avait eu un enfant, et l'avait perdu. Mort noyé. Elle était alors allé voir le monstre qui était marié à son cousin et lui avait fait avouer dans une lettre destinée à son époux l'acte qu'elle avait commis. Elle l'avait ensuite tuée, dans la baignoire, celle ou l'enfant était décédé. Elle n'avait jamais aimé cette femme, qui avait éloigné son cousin d'elle. Et elle avait eu raison. Barsanuphe, apprenant ce qu'avait fait sa défunte femme, n'en avait pas voulu à sa cousine. Tout était redevenu normal entre eux. Elle pensait parfois au pauvre gosse, qui n'y était pour rien et avait péri. Mais elle n'y pensait pas souvent, car, en réalité, la seule raison qui lui faisait porter un attachement à cet enfant était que son cousin lui accorde de l'importance car il en était le père. Elle était maintenant assise à la place de son cousin, dans un grand et majestueux fauteuil qui lui était surement interdit. Elle se mit à regarder les photos encadrées posées sur le bureau. Il y en avait deux. Une représentant Barsanuphe avec Dorothy, devant le manoir de Psycadélice. On sentait une certaine froideur, une hostilité qui émanait d'eux. Dorothy, avec son habituel regard méprisant, souriait de façon artificielle. Barsa, lui ne feignait même pas la légèreté et regardait le photographe avec l'air de se demander quand cela allait s'arrêter. La deuxième photographie le représentait avec Desdemona assise sur ses genoux. Les deux souriaient sincèrement, heureux. Desdemona tenait l'appareil que Barsa' tentait de faire tomber, à l'évidence. Pourtant, il n'était pas si réticent aux photos que ça, quand ils étaient tous les deux. Surtout ces derniers mois, étant donné qu'elle avait toujours un appareil sur elle et qu'elle le voyait presque tous les jours. Si leur relation avait toujours été ambigüe, elle l'était aujourd'hui plus que jamais...
Desdemona fut tirée de ses pensées par un bruit de pas dans le couloir. Elle posa la photo, releva la tête et sourit à son cousin qui était entré.

Ta secrétaire est mignonne, mais pas très fut-fut, sans bien sûr vouloir t'offenser cousin !

Elle sourit derechef à son cousin dont les yeux avaient pris une étrange mais très jolie teinte. Elle resta silencieuse quelques minutes puis se souvint d'une chose qu'elle devait faire. Elle sortit sa jupe préférée de son sac, toujours tâchée, et la posa sur la table.

Tu te rends compte bien sûr que tu vas devoir réparer les dégâts... Et puis qu'est-ce que c'est que ça ?

Elle prit un air dégouté puis rit doucement. Elle regardait les fauteuils qui avaient l'air effrayés depuis le début se calmer et revenir doucement vers eux. Elle se demanda l'espace d'un instant ce qu'ils avaient pu vivre pour être si craintifs et cet instant fini revint à ses pensées habituelles. Elle ne savait pas si elle devait raconter ce qu'elle avait vécu avec Tuomas la nuit précédente à son cousin. Elle désirait lui en parler mais ne pouvait pas tout lui dire.

Tu sais, j'ai rencontré un gars plutôt sympa ici, très complexe pour un humain... Et toi, quoi de neuf ?

Desdemona savait que son cousin la taquinait, mais cela marchait, et elle sentit tout en elle se tendre. Elle savait qu'il faisait ça pour en savoir plus et cela l'énervait. Elle s'apprêta à parler et retint sa voix afin de ne pas crier, bien que la tension qui y régnait fut presque palpable.

Je ne me suis pas enamourée de ce garçon ! Je ne vois pas pourquoi un humain ne pourrait pas être intéressant ! Il est gentil, intelligent, marrant et a je crois une double personnalité. On a simplement discuté de tout et de rien, comme des amis.

Desdemona but une gorgée de son thé, qui, s'il était bon était un peu trop chaud. Elle le reposa et se perdit encore dans ses pensées. Elle devait absolument cacher à son cousin la conversation qu'elle avait eu avec Tuomas, tant qu'on ne saurait pas s'il avait des pouvoirs. Elle voulait à tout prix le laisser en dehors de tout ça car elle était la seule fautive, étant donné qu'elle seule avait révélé l'interdit. Elle se leva soudain et alla voir le fauteuil terrorisé. Elle lui murmura :

Je crois que j'ai quelque chose pour toi.

Elle ferma les yeux, se concentrant sur ce qui était dans sa chambre et qu'elle voulait récupérer. Soudain, un magnifique petit fauteuil vint se poser en douceur juste à côté du grand.

Tu vois, Jimmy se porte très bien, je ne lui fais pas de mal ! J'ai cependant beaucoup de cours et il a besoin d'apprendre à être un bon fauteuil, alors je te le confie !

Elle sourit, s'éloigna et se rassit avant de boire une autre gorgée de thé, qui cette fois était à la bonne température. Voyant son cousin la regarder avec curiosité et un brin de moquerie, elle posa sa tasse et le regarda d'un air faussement méchant.

Cesse de te moquer de moi, cousin ! Tuomas est un garçon très sympathique et ça s'arrête là ! De plus...

Elle s'arrêta net. Elle aurait voulu ne pas prononcer son nom. Elle connaissait son cousin et, s'il se doutait un jour de ce qu'elle avait révélé, il chercherait le garçon. En révélant son nom, elle avait peut-être signé son arrêt de mort dans un futur proche. Mais elle avait confiance en son cousin, alors elle lui sourit, avant de reprendre.

...je ne vois pas en quoi ça te regarde !

Des' ne supportait pas quand son cousin la jugeait inutile et ne comptait pas lâcher l'affaire. Elle parcourut de nouveau la lettre assez rapidement avant de s'adresser à son cousin, d'un ton plutôt sec.

Je viens, et c'est tout. Je parie, à en lire cette lettre, que ce garçon a des pouvoirs, pour que tu ailles le chercher en personne. Monsieur Barsanuphe ne se déplace pas facilement. Et il doit vraiment avoir un pouvoir spécial pour que tu te déplaces, et ça a l'air secret, étant donné qu'il signe avec ton deuxième prénom. Alors je veux venir. Et puis, ça l'aidera au moins à connaître quelqu'un et mieux s'intégrer.

Tandis qu'elle laissait son cousin réfléchir, elle le jaugea mieux et se rendit compte qu'il avait prit une apparence des plus banales, ce qui ne lui allait vraiment pas, d'autant qu'il n'en avait pas choisie une très belle, probablement pour plus de discrétion.

Tu sais, tu es beaucoup moins attirant, quand tu ressembles à ça. Bon alors, je peux venir ?

Desdemona réfléchit un instant sur le fait de surveiller le pensionnat. C'était probablement un moyen de son cousin de la faire rester, mais c'était très tentant. Elle hésita un instant ce qui parut satisfaire son cousin. Un peu trop d'ailleurs. Cet élève était spécial, il n'y avait aucun doute là-dessus. Et elle ne voulait pas rater cela.

Barsa, je viens. N'essaie pas de me faire changer d'avis, ma décision est prise. Et puis, je ne crois pas que le pensionnat va s'effondrer en si peu de temps. Mais je te promets que si le voyage doit durer plus longtemps que prévu, je rentrerai superviser les choses et tenir le pensionnat. Ah, sinon, tu devrais changer de secrétaire !

La voix de Miss Tickles lui revint en tête, et elle ne put s'empêcher de faire une grimace. Cette femme était insupportable. Puis ses pensées se tournèrent vers le nouvel élève, et une question lui vint en tête, question qu'elle posa donc à son cousin, d'un air curieux.

Et, ce nouvel élève, comment s'appelle-t-il ?

Lorsque son cousin lui donna le nom du nouvel élève, le sang de Desdemona ne fit qu'un tour. Son visage passa au blanc, puis au rouge, comme si son cousin lui avait encore fait boire une autre de ses potions. Son cousin se faisait du mal à lui-même, et cela la mettait dans une colère noire. Un tas de feuilles blanches posé sur le bureau s'enflamma brusquement et fut réduit en cendres avant que le feu s'éteigne. Elle n'arrivait pas à en croire ses oreilles. Elle aurait voulu être capable de ne rien dire à Barsanuphe, mais elle ne pouvait vraiment pas. Elle se calma et sa voix résonna plus d'un ton triste qu'énervé.

Barsa, pourquoi est-ce que tu fais ça ? Pourquoi t'obstines-tu à te faire du mal ? Je ne sais pas si tu as l'espoir que cet orphelin soit ton fils, ce qui, soit dit en passant, est impossible, ou bien si tu tentes de te rapprocher de cet être parce qu'il porte le même nom et que cela te le rappelle, mais ce que tu fais est stupide. Dire que je me demandais pourquoi tu allais le chercher en personne... Oh, bien sûr, je suis toujours certaine qu'il a un don, car dans le cas contraire tu ne l'aurais pas contacté. Mais si son nom avait été Hector ou Nadji, tu ne te serais pas donné la peine d'organiser tout ça. Tu fais vraiment peine à voir, Barsa, à chercher en vain un enfant perdu à jamais.

Elle regarda son cousin avec un air triste. Il allait très probablement avoir une très mauvaise réaction à ses paroles. Mais peu importait, tant qu'elle lui disait sincèrement ce qu'elle en pensait. Après quelques minutes de silence, elle se décida à parler.

Barsa, on... on y va, ou tu comptes rester immobile encore longtemps ?